Experts ou fumistes?
Les journalistes, incompétents, abusent du concept d'expertise et des fumistes s'en accommodent
Fumiste, imposteur ou fantaisiste peuvent constituer des termes équivalents, selon le contexte. Un ou une fumiste est une personne qui manque de sérieux et/ou d’honnêteté.
Si un universitaire bardé de diplômes se prononce sur des questions scientifiques sans avoir une expertise particulière dans le domaine, son opinion n’est ni plus, ni moins valable que celle de n’importe quel autre universitaire. S’il le fait avec l’intention d’influencer l’opinion publique, c’est une imposture ou une fumisterie.
Il n’y a pas lieu d’hésiter ici; on peut qualifier de fumiste un universitaire qui met de l’avant des propositions qui n’ont rien à voir avec son champ de compétence. Depuis deux ans, on en a vu plusieurs s’exprimer dans les médias, s’accommodant de la complaisance de journalistes scientifiquement incultes ou paresseux.
Je vais me pencher aujourd’hui sur le cas de deux fumistes interviewés tout récemment par Radio-Canada et présentés comme des « experts »; ensuite je vais m’attarder sur le cas d’un d’entre eux. Pourquoi ces deux-là? Parce que la fumisterie est particulièrement fumeuse.
Le journaliste Louis Gagné nous résume en effet la situation en écrivant que « des experts croient qu’il serait prématuré d’abandonner le passeport vaccinal dès maintenant ». Journaliste à Radio-Canada depuis 2016, Gagné « couvre l'actualité de la grande région de Québec pour le web, la radio et la télé » (c’est ce qu’on peut lire ici). C’est la deuxième fois en quelques jours qu’il écrit sur la question du passeport vaccinal. Son premier article constituait un travail journalistique honnête dans le domaine de la politique publique, mais il est visiblement incompétent en matière de sciences.
Revenons à nos deux fumistes. Le premier, André Veillette, est présenté comme un immunologue. C’est effectivement, à certains égards, un spécialiste du système immunitaire, mais c’est d’abord et avant tout un médecin chercheur dans le domaine du cancer. Il connaît bien divers aspects de la relation entre le système immunitaire et les cellules cancéreuses.
Dans l’article de Gagné, Veillette se prononce pour le maintien du passeport vaccinal pour « protéger les vaccinés des non-vaccinés et vice-versa ». Ça, c’est de la fumisterie de haut niveau.
Si le virus peut être propagé dans un sens comme dans l’autre (c’est le cas), si donc les personnes vaccinées peuvent le transmettre (c’est la réalité), il va de soi qu’il peut aussi être transmis entre personnes vaccinées.
Il faudrait donc protéger les vaccinés des vaccinés.
Faudrait-il donc tout fermer, alors que plusieurs pays européens et des provinces canadiennes (dont l’Ontario) ont mis fin ou prévoient mettre fin bientôt aux restrictions diverses, incluant la ségrégation vaccinale?
Qu’est-ce qui permet à un médecin oncologue de se prononcer ainsi sur un enjeu d’infectiologie? Rien d’autre que le fait qu’il est libre de s’exprimer. Mais la liberté d’expression ne fait pas de n’importe qui un expert, et le travail d’un journaliste sérieux aurait été, dans les circonstances, de rechercher un point de vue opposé (ce qui aurait été facile à faire en consultant, par exemple, des spécialistes en santé publique de l’Alberta ou de l’Ontario, deux provinces qui ont décidé de mettre fin à la ségrégation). On peut résumer en disant que le Dr Veillette fait de la politique et que le journaliste ne fait pas son travail.
Le cas de notre deuxième fumiste est un peu plus intéressant parce que ce dernier s’est exprimé plus souvent sur la place publique depuis des mois. Il s’agit de Benoit Barbeau, présenté par Gagné comme un « expert en virologie et professeur au Département des sciences biologiques de l'Université du Québec à Montréal ». Rien à redire sur cette présentation. L’homme est d’abord un expert des rétrovirus (une catégorie qui inclut le VIH, mais pas le virus de la COVID) et son expertise en biologie moléculaire est incontestable.
En entrevue il y a moins d’un mois à Radio-Canada, Barbeau parlait de la venue prochaine (et éventuelle) de « vaccins plus adaptés et plus représentatifs de certains variants qui peuvent circuler ». Il admettait implicitement que les vaccins qui ont été injectés jusqu’à maintenant ne permettaient pas d’arrêter la propagation du variant Omicron. Ce n’est un secret pour personne puisque que des centaines de milliers de Québécois.e.s doublement vacciné.e.s (peu importe leur âge) ont eu un épisode de COVID symptomatique depuis décembre. Le fait que les vaccins disponibles ne soient pas « adaptés » se constate également dans les hôpitaux puisqu’environ 70 % des personnes hospitalisées et infectées par Omicron ont été doublement ou triplement vaccinées! C’est également le cas pour la majorité des personnes hospitalisées aux soins intensifs! (voir tableau ci-dessous)
Il faut préciser, car ce n’est pas anodin, que la majorité des personnes hospitalisées « en lien avec la COVID » ont plus de 60 ans. Il faudrait aussi souligner que la majorité des personnes non-vaccinées ont moins de 60 ans. Il faudrait être drôlement paranoïaque pour imaginer qu’une horde de « jeunes » non-vaccinés (de moins de 60 ans) s’amuse à aller contaminer des « vieux » vaccinés.
Mettons de côté la paranoïa. Le directeur national de santé publique du Québec (par intérim) le Dr Luc Boileau, évaluait la semaine dernière qu’environ 25 % de la population (2 à 2,5 millions de Québécois.e.s) a été infectée par le variant Omicron depuis le début du mois de décembre. Voilà des chiffres intéressants, qui sont peut-être sous-estimés, mais arrêtons-nous à voir ce qu’ils impliquent.
Il y a au Québec moins de 700 000 personnes non-vaccinées âgées de 5 ans et plus (voir tableau ci-haut). En supposant qu’elles aient toutes été infectées récemment, il faudrait conclure, selon les chiffres du Dr. Boileau, qu’entre 1,3 et 1,8 millions de personnes vaccinées ont été infectées par Omicron depuis deux mois. C’est beaucoup.
Mais alors il n’y a plus de problème, puisque les personnes non-vaccinées ont acquis une immunité naturelle… Évidemment la prémisse ci-dessus est fausse.
Le variant Omicron ne fait pas de discrimination (lui!). S’il y a entre 2 à 2,5 millions de personnes qui ont été infectées au Québec en deux mois, il est probable qu’environ 10 % de celles-ci soient des gens non-vaccinés (puisqu’il y a environ 10 % de personnes non-vaccinées). On parlerait donc de 200 à 250 mille personnes non-vaccinées qui ont été infectées depuis deux mois. Comme la plupart sont relativement jeunes et que le variant Omicron est relativement bénin, il est question ici d’infections sans grandes conséquences, voire asymptomatiques chez des centaines de milliers de gens non-vaccinés. Mais il faut bien voir qu’on parle aussi et surtout de 1,8 à 2,3 millions de personnes vaccinées qui ont quand même été infectées.
Les vaccins ne préviennent pas la transmission du virus Omicron, qui est pratiquement le seul en circulation au Québec. Dans un tel contexte, le passeport vaccinal est totalement inefficace à prévenir quoi que ce soit.
Pas plus que le ministre C. Dubé, le virologue Barbeau et l’oncologue Veillette ne disposent d’une étude scientifique pour affirmer qu’il faut maintenir le passeport vaccinal ou y aller « progressivement » pour le supprimer ou le « suspendre ». Ils n’ont effectué aucune recherche scientifique dans le domaine de la transmission virale aéroportée. Ils ne sont pas infectiologues; ils ne s’y connaissent pas particulièrement en épidémiologie ou en prévention des infections de virus respiratoires. En résumé, ce ne sont pas des experts du sujet et quand ils se prononcent, ils devraient commencer par affirmer quelque chose comme : « ce n’est pas mon domaine, mais… »
Dans un tel contexte, le travail d’un honnête journaliste serait de rechercher l’avis d’un véritable expert.
À son crédit, le virologue Barbeau mentionnait (lors de l’entrevue à Radio-Canada, il y a un mois) à propos de la question de la transmission, qu’il serait pertinent de « s'assurer que les endroits, les lieux intérieurs soient munis de systèmes de ventilation et même de systèmes de purification bien adaptés ». C’est un point de vue sensé. Barbeau en est clairement capable, comme n’importe quel plombier, infirmier, enseignant ou travailleur de la construction. Mais une affirmation sensée, qui se situe en dehors de son domaine d’expertise, ne fait pas de lui un expert de la question de la ventilation.
Soyons clair; les universitaires peuvent légitimement contribuer au débat public en se penchant sur des questions qui sont en dehors de leurs champs d’expertise, mais ce faisant ils doivent le faire avec précaution, et leurs opinions ne doivent pas être présentées comme des propos d’experts. Dans le cas qui nous préoccupe ici, les journalistes ont une responsabilité particulière qu’ils et elles n’ont clairement pas prise au sérieux; les journalistes, en fait, n’ont souvent aucune compétence en science et confondent aisément virologie, immunologie, infectiologie ou épidémiologie lorsqu’il s’agit de parler de la pandémie actuelle.
Les journalistes de Radio-Canada n’ont évidemment pas le monopole de l’abus du terme « expert ». Et les deux larrons qui ont inspiré ce texte ne sont pas les seuls à avoir été affublés du terme sans considération pour leur réelle expertise. Roxane Borgès Da Silva, une économiste qui n’a aucune expertise particulière en virologie ou en vaccinologie, a ainsi fait publiquement la promotion de la vaccination des enfants contre la COVID, une question sur laquelle elle n’a jamais effectué la moindre recherche scientifique (elle est spécialiste de l’organisation des soins de santé).
Dans la revue L’Actualité, on posait dernièrement la question: « Pourquoi les experts se contredisent-ils ? » On peut y lire le paragraphe suivant :
Il est utile de comprendre ce qui justifie que des journalistes ou des animateurs donnent la parole à certains scientifiques et médecins plutôt qu’à d’autres. L’expertise compte, évidemment. Mais dans le feu de l’action, trois facteurs déterminants s’ajoutent : la disponibilité des personnes, leur volonté de parler aux médias et leur capacité à expliquer simplement des enjeux complexes, surtout lorsqu’elles doivent s’exprimer en direct à la radio ou à la télévision.
Il apparaît clairement que le biais ou l’incompétence d’un journaliste sont également des facteurs à prendre en compte. Lorsque les médias donnent la parole à des « experts », le grand public devrait toujours se poser la question: pourquoi ceux-là plutôt que d’autres? Et, en définitive, il y a lieu d’envisager que ce qu’on nous propose comme de l’expertise n’est que de la fumisterie. Dans un tel contexte, le travail journalistique ressemble drôlement à une imposture.
Richard Gendron, anthropologue
15 février 2022
Surtout que ce sont toujours les mêmes "experts" qui s'expriment.
Bravo monsieur Gendron! Je lisait l'article de Radio-Canada ce jour et les propos de ce Dr Veillette, présenté comme "expert"... Je sautais sur ma chaise... Vous avez trouvé les bons mots pour dénoncer cette supercherie!